L’Europe n’a pas défini sa frontière orientale faute d’avoir entrepris sa réunification à la fin de l’ère soviétique. Peu à peu la Russie nouvelle a été mise au ban de l’Europe et l’enjeu ukrainien est devenu la cause du récent coup de force de Moscou pour démilitariser Kiev. De son côté la Turquie kémaliste tournée vers l’Europe a laissé la place à une Turquie frériste, déployée tous azimuts aux marches de l’Europe, de l’Asie de l’Ouest et en Afrique. Turquie et Russie sont des compétiteurs d’une Union européenne qui ne sait plus penser son Est, qui est aussi l’Est de l’Ouest.
À l’Est de l’Europe, en Ukraine comme en Turquie, la géopolitique a repris ses droits.
- Après un siècle soviétique, deux guerres mondiales qui ravagèrent l’Europe et 30 ans d’après-guerre froide, la Russie émergée des décombres de l’URSS est au ban de la société européenne. En 2022, la crise ukrainienne y est conduite par un président, hier vigilant et alarmiste, aujourd’hui tsar intransigeant.
- Après un siècle de kémalisme assidu et une décennie de révolte arabe qui l’a réveillée, la Turquie effervescente échoit à un pacha néo-ottoman aux tendances autocratiques. Manifestant une ambition tous azimuts, il s’est affranchi du projet européen qui servait de fil directeur à la modernisation politique, économique et sociale de la Turquie.
- Associés de circonstance, tous deux pèsent aujourd’hui fortement sur l’Est de l’Europe.
D’anciennes généalogies russes et ottomanes réémergent de ces évolutions qui montrent qu’on a trop négligé les espaces naturels et les équations de sécurité de la Russie et de la Turquie. Comment structurer durablement les voisinages d’un club européen qui a renoncé à la personnalité stratégique ? Se pose ainsi lourdement une vraie question occultée depuis 30 ans, celle des frontières orientales de l’UE, ce non-dit qui lui interdit de se penser en puissance de plein exercice.
Où est l’Est de l’Ouest ? L’Est de l’Europe ?
Cette question qui concerne la Russie depuis longtemps s’envenime en Ukraine depuis 25 ans. Moscou a admis en 1990 (via le traité 2+4) la réunification allemande, toléré en 1999 et 2004 les adhésions à l’Otan des pays européens enrôlés dans le Pacte de Varsovie, puis décrypté les retraits américains du contrôle des armements. Elle dénonça la poussée de 1000 km d’ouest en est, aux portes de la Russie, lors des déploiements ABM face à l’Iran et rappela l’indivisibilité de la sécurité, le droit égal de chaque État à la sécurité et qu’aucun ne renforcera sa sécurité aux dépens de la sécurité des autres États.
Depuis six mois, la poussée de fièvre à Kiev a enclenché un conflit politique au sujet du Donbass dont le sort était censé réglé par les accords de Minsk en 2015. On voit où on est.
Cette question est aussi posée désormais par la Turquie qui a redécouvert son Sud et son Est et dont la politique extérieure se déploie au contact de la Russie, de la Syrie, de l’Iran, de l’Asie centrale comme de l’Afrique. Son activisme sécuritaire questionne une appartenance depuis 1952 à l’Otan comme flanc garde de l’Alliance face à l’URSS.
Cette question est aussi posée à l’UE dont les États-membres ont ouvert à une Ukraine amputée une réassurance généreuse et imposé à la Russie des sanctions exemplaires après l’annexion de la Crimée en 2014.
Elle est posée enfin à l’Otan, ressuscitée par le Pdt Biden après la posture négligente du Pdt Trump qui l’avait laissée en état de mort cérébrale mais en maintenant la porte ouverte depuis 2008 à l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie. Des actions ciblées américaines et britanniques (deux alliés extérieurs au continent) ont défié continument la Russie au sujet de l’Ukraine dont ils ont stimulé les révolutions orange. Ils ont favorisé une ligne de division en Europe orientale face à la Russie. Ils ont de la même façon poussé la Turquie vers l’UE tout en la maintenant dans l’Otan, comme une épine au flanc russe.
L’Alliance atlantique élargie tenait de fait à distance la Russie malgré un conseil OTAN-Russie de consultation établi dès 1997 puis confirmé en 2002. En 2022, après l’annexion express de la Crimée régulée en 2015 en format Normandie par le Pdt Porochenko, le défi ukrainien a été à nouveau relevé par le Pdt Zelinsky. S’ensuivent l’indépendance du Donbass actée sous protection russe et l’agression militaire de l’Ukraine (ci-après).
Ainsi au sein de l’Europe de l’Atlantique à l’Oural, se fige une ligne de tension qui traverse l’Ukraine érigée en Est de l’Europe. Hier pourtant, aucun État de la région, Roumanie, Ukraine, Russie même, ne se voyait en frontière orientale de l’Europe.
De son côté, la Turquie a remisé son strabisme européen, réinvesti son sud arabo-musulman en front antikurde, entretenu son statut otanien, assumé sa fibre ottomane pour s’établir en pôle euroasiatique.
Tel est au début 2022 l’état critique du vieux continent qui porte le plus grand marché intégré du monde mais peine à se concevoir en pôle stratégique opérationnel pour organiser et pacifier son espace oriental.
La réorganisation stratégique du continent.
Voilà bien 30 ans qu’on aurait dû solder la Guerre froide. Était-ce obligatoire ? Oui pour ménager l’acquis stratégique de l’UE et la sortir de l’impasse, achever la nécessaire réunification du continent « de l’Atlantique à l’Oural » et envisager une communauté de destin et d’intérêt du milliard d’habitants qui y vivent dans une planète qui en compte 8. Était-ce possible ? Sans cette neutralisation brutale de l’Ukraine, sans doute après quelques préalables. Bien moins maintenant.
Équations stratégiques des protagonistes
Que nous dit le stratégiste avec son regard clinique ? Il rappelle que le monde a changé depuis le dernier coup de chaud ukrainien (LV 9), avec le Sras-Cov 2 et la puissance numérique qui dope les confrontations (LV 182). Il a noté que l’Amérique avait enjambé la Russie dès les années 1990 pour nourrir sa rivalité structurelle prioritaire avec la Chine, que l’Europe n’est plus le cœur battant d’une civilisation-phare mais le terrain latéral où se cicatrisent encore des histoires impériales et s’expérimente une destinée socioéconomique commune qui bute toujours sur un plafond d’intégration acceptable par les peuples. Telle est l’équation générale européenne qui devra intégrer le coup de force sur l’Ukraine.
Réduite à 145 Mh, la Russie s’est vue plus comme le fossoyeur de l’ère soviétique que comme l’héritier de la dictature sanglante qu’elle a portée. Mais elle a cultivé la fierté de la grande guerre patriotique qu’elle a menée au IIIe Reich. Lors des travaux de la C/OSCE qui ont produit l’acte final d’Helsinki en 1975, la Charte de Paris (1990), celles d’Istanbul (1999) et d’Astana (2003), elle s’est montrée ouverte au dialogue sur l’architecture de sécurité. Elle a entretenu la mémoire des négociations et déploré le refus opposé à ses diverses demandes d’adhésion à l’Otan, les promesses non tenues et les rendez-vous manqués avec le monde euratlantique. Elle a enduré le désordre militaire installé près d’elle, dans les Balkans avec l’épisode du Kosovo, en Afghanistan, en Syrie, au Levant, en Libye. Après la reprise en main par V. Poutine en 2000 (LV 106), elle a entrepris de moderniser appareil et doctrine militaire pour les rendre plus agiles et réactifs. Elle a fait de Gazprom son opérateur stratégique et réorganisé son étranger proche avec l’OTSC (2002), pendant de l’Otan en Asie, puis noué des liens étroits avec l’OCS (2016) lancée par la Chine. L’Amiral Castex notait qu’elle a toujours su balancer ses efforts stratégiques entre Asie jaune et Europe blanche. Si elle aspire à intégrer la famille européenne, son cœur de civilisation, elle n’envisage de renoncer ni à son passé, ni à sa culture, ni à de vraies garanties de sécurité. En 2022, elle vient de choisir de les acquérir en force.
En figeant les termes de l’équation stratégique russe, V. Poutine fait front avec le Pdt Xi pour récuser un état d’organisation du monde jugé inéquitable et affirmer leurs droits, qui sur l’Ukraine, qui sur Taïwan. Le retour éventuel dans le monde européen se fera à ses conditions. C’est crûment exprimé.
Depuis 1923, le kémalisme s’est tourné vers la modernité en regardant l’Europe et en intégrant l’Alliance en 1952 comme verrou oriental. Pour ce grand dessein, elle a noué avec l’UE une union douanière réalisée en 1996 puis utilisé le prétexte et l’aiguillon des négociations d’adhésion (1999) pour moderniser à marche forcée et moindre coût politique la vie administrative, juridique, financière et économique du pays. Mais l’arrivée au pouvoir de Recep Erdogan et de l’AKP (2002) et la transformation qui a suivi ont changé la donne. L’équation stratégique de la Turquie a muté : de verrou elle est devenue pont, de bordure elle est devenue centre, de laïque elle est devenue « frériste » et a fait cause commune avec le salafisme. Le processus d’adhésion a été gelé (2018) et les négociations avec l’UE sur les réfugiés syriens ont été rudes. Sortant de son cadre anatolien, elle a investi le pourtour de Chypre à la recherche de gaz et conclu un accord maritime avec les Misratis. Elle a transporté des mercenaires salafistes en Libye et est devenue l’équipementier préféré des Africains en drones de combat. Son profil stratégique est celui d’un perturbateur dans l’Est et le Sud de l’Europe. La France la trouve sur sa route en compétiteur résolu.
Si l’Ouest est une fiction utile, l’Europe est une réalité historique et géopolitique.
L’architecture de sécurité du continent européen imaginée après la Guerre froide par l’OSCE bute en 2022 sur trois obstacles : sa prise en charge par l’UE, sa connectivité à l’Otan, la réunification effective du continent de l’Atlantique à l’Oural. C’est faute d’y avoir assez travaillé depuis 25 ans que l’on a subi le brutal coup de force russe. Seule une nouvelle Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe pourrait y parvenir.
Quatre préalables semblent utiles pour la lancer : une démilitarisation de l’Ukraine avec un retrait russe négocié sur le Donbass ; une direction exercée par les seuls Européens que Paris et Berlin pourraient coprésider ; la tolérance par Washington et Londres d’une articulation Paris-Berlin-Moscou toujours suspecte à leurs yeux ; des sanctions mesurées qui n’abaissent pas un rideau de fer financier entre la Russie et le reste de l’Europe et la rejettent en Asie. Si la dédollarisation des échanges russes (et chinois) est une clé de la crise actuelle avec la fourniture de gaz de l’Europe du Nord, alors l’Europe devra arbitrer entre son Ouest et son Est. JD
Pour lire l’autre article du LV 187, Guerre en Ukraine, cliquez ici
Bravo pour ces lignes remarquables, voici quelques modestes réactions:
Les dirigeants font parfois de colossales erreurs de calculs: les Soviétiques auraient attaqué l’Afghanistan pour devancer l’OTAN, Jacques Sapir le prouvait en indiquant que des brigades anti-aériennes avaient été envoyées en premier. Les flottements Américains et Européens (Nordstream2) et les divisions ukrainiennes ont pu laisser croire qu’une répétition de l’annexion de la Crimée était possible. Doit-on penser à la « Baie des cochons » où la CIA croyait que sa seule présence allait catalyser la réaction anti-castriste?
L’Ukraine n’aurait jamais dû rendre ses ogives nucléaires, malgré les garanties russes, américaines et britanniques: la Corée du nord s’en souviendra, l’Iran prend des notes.
On parle peu de démographie, catastrophique en Russie, exécrable en Chine: les arrières le rappelleront vite si les résultats tardent. Si la Russie ne pouvait pas accepter de voir passer en face 44 millions d’habitants, a-t-elle encore les moyens humains de les récupérer? Que penser de la mise en œuvre des Tchétchènes qui n’oublieront pas de passer à la caisse?